On ne lèche plus les timbres

Le velouté des papiers estampillés ne se palpe plus. La salive sur le timbre n'imbibe plus.

Le velouté des papiers estampillés ne se palpe plus. La salive sur le timbre n’imbibe plus.

Fusain sur papier, 50 x 65 cm, 2019

À partir du thème du lien, une série graphique s’est articulée progressivement.

Un pli se crée lorsque la lettre est glissée dans l'enveloppe et que la partie supérieure du papier se rabat. Dans ces plis sombres nous apaisons nos parts d'ombre. Nous couchons nos secrets dans les creux du papier, et la lumière est faite lorsque la lettre est ouverte, par l'autre. Mais c'est un fait ! Aujourd'hui, les lettres dans nos boîtes se font rares. Le velouté des papiers estampillés ne se palpe plus. La salive sur le timbre n'imbibe plus. Cette feuille que l'on pourrait déplier comme un miroir n'arrive plus. Quand les paupières sur les yeux qui regardaient ne se plient plus, ce qui était secret, se qui était intime ne se partage plus. Le lien est rompu, le repli va de soi, en soi.

Je me suis inspirée, pour cette série de dessins, d'une sculpture de Camille Claudel afin d'évoquer l'image de ce repli. J'ai également fais appel à l'histoire de cette artiste pour appuyer la sensation de rupture et d'isolement. Enfermées durant ses trente dernières années, derrière le voile de la folie, ses mains qui créaient se sont fermées, son corps qui sculptait s’est raidit.

La folie et l'impuissance s'incarnent dans l'image de la poule, nature-morte donnée en pâture. Rappel immuable de cette sentence, memento mori, souviens-toi que tu vas mourir.

La série graphique se compose donc de ces deux corps, celui figé dans la pierre et celui de l’animal, ainsi que d’images floues, récurrentes, partielles ou brouillées de fumées, de végétaux. Les images se renvoient les unes aux autres, comme une idée fixe, une poussée de colère. J’ai cherché à composer un ensemble où le début est aussi la fin, il n’y a pas de porte de sortie, si ce n’est la rupture, la fatalité de la disparition et de l’oubli.

Mon amie,

J'aurai voulu t'écrire une lettre baveuse avec des tâches d'encre et des jeux de mots pourris, des coquilles à chaque ligne et ma salive en gage. Mais tout ça tombe à plat. Je ne peux plus le faire. C'est comme ça. C'est la vie comme on dit. Sais-tu que malgré ma tête dure et mes ongles longs, ils m'ont volé ma plume ? Je leur aurais sans doute prêté à cette bande d'idiots si seulement ils m'avaient demandé. Mais ils ne m'ont rien demandé et ils se sont servis. J'en suis malade ! La vérité, ma chère amie, est  parfois dure à gober. Tu sais moi qui aimais chanter à tue-tête à chaque lever de soleil, tu te souviens, même que tu disais que mon chant était puissant parce que je n'avais pas dormi, et bien maintenant je me couche tôt. Je roule mon corps sur le côté, en boule. J'ai tout le temps la chair de poule. Et puis je perds mes dents. Je dois couver quelque chose, c'est sûr. Lorsque je suis triste je repense à hier, quand à défaut de mouchoir je me servais de feuille. Je trempais ma passion  dans le jaune du soleil comme on fait des mouillettes sur le bord de l'assiette. Il ne se passe plus rien, comprends-tu ? Ils m'ont coupé les jambes au niveau des cuisses. Je me suis abîmé les pouces à gratter leur merdique  terre. Que vont-il me pondre demain ? Je crains le pire, tu sais ? Mon esprit n'est pas frais. Heureux celui qui bouillonne ! Heureuse celle qui brise sa coque ! Je t'envoie mes empreintes d'une fenêtre droite de laquelle ne s''imprime plus rien. Reste libre mon amie. Garde ta langue bien pendue. Tiens-toi sur tes garde et prends des forces car il est temps que le monde sache qu'on ne lèche plus les timbres.

Texte d'Alexandra Bruyère