Mise en plis

Il est un fait que la vie s’esquisse comme une accumulation de plis. Une géographie primaire dans laquelle plus on se penche, plus on se perd.

Il est un fait que la vie s’esquisse comme une accumulation de plis. Une géographie primaire dans laquelle plus on se penche, plus on se perd.

Pierre noire, fusain et mine de plomb, 2015

Gouache, encre de Chine, graphite, pierre noire et mine de plomb sur papier teinté, 2016

Faire entrer la lumière dans les creux

Au début, il y a un point de rencontre : Michaux le peintre, Michaux le poète. Le point de départ se trouve dans le recueil de poésie daté de 1949, La vie dans les plis, expression des visions macabres et absurdes du poète. C’est à cet endroit qu’émergea la possibilité d’un projet à deux. L’une avait les mots, l’autre les images.

La vie est une accumulation de plis

Il est un fait que la vie s’esquisse comme une accumulation de plis. Il suffit de prendre l’étymologie du mot pour s’apercevoir de l’immensité des champs qu’il recouvre. Au 11e siècle, le pli désignait une disposition d’âme, un état d’esprit mais ce sens s’est éteint ; à peine le retrouve t’on dans l’expression « prendre un pli » au sens d’habitude mais il n’est guère usité. Ensuite, il désigne la peau, l’anatomie : épiderme, bourrelets, rides et autres cicatrices infinies qui inexorablement s’écrivent sur notre chair. Sur la peau s’inscrit le fil des jours comme l’encre sur du vélin. La peau peut aussi se recouvrir d’autres peaux tissées et cousues. C’est son troisième sens : le pan de tissu. Ne dit-on pas « faux pli » ou en couture « pli rentré » et « pli couché » ? Au 19e siècle, il devient une levée aux jeux de cartes puis enfin passe dans le domaine de la géologie pour désigner une déformation de terrain résultant de la contraction de l’écorce terrestre.
Sous cette cartographie du vivant on peut y voir une géographie primaire dans laquelle plus on se penche plus on se perd. En elle se cache des dédales de tubes, de nervures, de carrefours et d’entrelacements à travers lesquels la vie circule. Le microcosme, que notre cerveau – lui même fait de plis – perçoit, nous renvoie en permanence au macrocosme qui entoure le vivant, avec pour point commun l’infini. Cette vaste géographie constituée de croûtes qui s’entrechoquent, de mers et d’océans, d’espace et de vide plein ne venait-elle pas elle-même d’une explosion ancestrale qui aurait laissé dans les plis de la réalité l’angoisse de l’aléatoire ? Mais si les cartes géographiques figent ces sillons en mouvement permanent et propose une imagerie mentale des reliefs, elles ne rendent pas compte de l’essentiel, c’est à dire de ce qui se cache. Chaque pli est constitué d’un bord et d’un fond, d’un haut et d’un bas, d’une cime et d’un gouffre. Pour qu’il y ait pli il faut un creux. Or s’il est une partie émergée que notre œil perçoit, l’autre partie, en réponse se dérobe. Et c’est ce mystère où dort l’infini qui est le plus attrayant.
Enfin le pli porte en lui une contradiction fascinante. Dans un pli il y a l’ombre et la lumière. La lumière est au-dessus tandis que l’ombre reste au fond. Mais lorsque nous ouvrons le pli pour apercevoir cette ombre, nous faisons entrer la lumière dans l’ombre et alors le pli disparait. Comment s’y prendre alors pour lui rendre hommage ?
N’est-ce pas le rôle de l’artiste que d’imaginer et d’inventer les longues vues qui pénètrent la part d’ombre qui persiste en chaque chose en essayant de la trahir le moins possible? N’est-ce pas le but de l’artiste que de faire entrer la lumière dans les creux ?

Alexandra Bruyère