Les Marées Chaudes

Le pli porte en lui une contradiction fascinante. Dans un pli il y a l'ombre et la lumière.
Série Mise en plis

Le pli porte en lui une contradiction fascinante. Dans un pli il y a l’ombre et la lumière.

Dessins sur papier teinté, gouache, graphite, pierre noire et mine de plomb, 2016

Exposition au Beau Garage, Valence, 2016

Texte : Alexandra Bruyère, lecture : Fred Brousse

Les marées chaudes

Comme chaque nuit je montais la garde au vieux centre nautique. Je m’armais de patience et tuais mon ennui. Je faisais les cent pas. La terre était grenade, la lune blanche. L’éclat de l’astre irradiait la plaine somnolente tandis que j’écoutais le souffle court de mon chien qui me secondait. Soudain la forêt trembla. Le corps parfois se tend comme un ancien réflexe et le cœur qui bat fort rend sourd. Mon regard fila droit, secouant et fouillant les fourrés. Puis il grimpa le long des troncs d’arbres car à y repenser c’était le bruit d’une chute que j’avais entendu. Dans le silence belliqueux de l’attente, je perçus une présence. Mais un détail m’intrigua : le chien n’avait pas aboyé. Pourtant quelque chose remuait dans la nuit. Quelque chose était en marche.
J’avançai. C’est alors qu’une forme blanche, sortie de la pénombre, à quelques pas de moi trébucha. Je sursautai. Le chien se mit à couiner. La silhouette d’un pas chancelant approcha à découvert. Ses mains blanches saisirent le grillage rouillé avant que son corps tout entier ne s’écroule. La forêt se fit bourbier.
J’enjambai la clôture éventrée et hissai son corps sur le béton. Elle haletait. Le lierre avait ouvert des brèches dans la dalle envahie par la mousse tandis que les racines serpentaient entre les traits des carreaux. Machinalement, je lui proposai ma veste. Elle l’accepta.

« D’où viens-tu? » lui demandai-je.
« De la forêt » murmura t’elle.
Le vent rampait à l’abandon. La plaine derrière nous se craquelait. Sa peau se stria de frissons. Je l’observais plier ses genoux sur le sol abîmé puis glisser laborieusement vers le bassin. L’eau croupie éclaboussa les parois puis les effluves d’humus envahirent l’atmosphère. Elle frôla les murs aux carreaux mutilés, trébucha dans les angles, visita les trouées. Mes pensées se firent clapotis de pas dans cette étrange mare. Lentement, elle détendit ses épaules. Ses bras se libérèrent. Ma tête, elle, déserta. Elle racla ses pieds dans le liquide épais, s’appliquant à tracer derrière elle des sillons de boue. Puis elle prit ses deux mains et d’un geste appliqué fit des vagues qui cognèrent les rebords salis.

Je la regardais danser sur des vestiges.
Elle monta ensuite l’escalier aux marches noircies de feuilles puis sortit du creux. Elle manœuvra vers le plongeoir, fixa les nuages au-dessus de sa tête et suivit des yeux les nuées d’oiseaux. Elle glissa ses doigts sur l’échelle grenaillée; son bassin s’assouplit dans le balancement de ses reins. Enfin, elle atteignit le promontoire. Tandis qu’elle parcourait le socle comme on traverse un pont, le vertige foudroya mes épaules. Elle baissa les yeux. Alors une cascade plombée se forma sous elle. Puis elle écarta les bras, se plia, supplia et bondit. La lumière du soleil paradait dans l’eau limpide. L’aurore s’imbibait. Cheveux pris dans un bonnet sombre. Lunettes fixées à la naissance du front. Et en guise de vêtement un maillot noir.

Alexandra Bruyère

Un récit graphique

Deux pièces en rez-de-chaussée, 23 dessins, 484 mots, 92 pinces, 43 tasseaux, 138 clous, une rédactrice de lignes et une dessinatrice de mots, Mélanie Planche et Alexandra Bruyère.
Au départ, il y a le recueil de poésie d’Henri Michaux La vie dans les plis. Puis un projet autour du pli : sonder l’intime, les reliefs et les gouffres, les tréfonds de l’inconscient. Les images et les mots dialoguent dans un récit graphique au silence belliqueux.

Le pli porte en lui une contradiction fascinante. Dans un pli il y a l’ombre et la lumière. La lumière est au-dessus tandis que l’ombre reste au fond. Mais lorsque nous ouvrons le pli pour apercevoir cette ombre, nous faisons entrer la lumière dans l’ombre et alors le pli disparait. Comment s’y prendre alors pour lui rendre hommage ?
En commençant par l’histoire d’un soldat et de son chien.